45 minutes, Madame

 

Vendredi 16 avril 2021, 14 heures. Chacune attend son tour. Une lourde porte se referme derrière une femme accompagnée de ses deux enfants. Pendant ce temps, une autre femme ajuste son pantalon une dernière fois, s’assure d’être présentable, impeccable pour celui qu’elle va retrouver. A ses pieds, un sac avec une inscription fort équivoque : « Ce sac est rempli de toutes nos attentions ». Elle pénètre le lieu à son tour. La prochaine fois que la porte s’ouvrira, ce sera pour moi : ma gorge devient un désert aride, mon cœur ne cesse de s’écraser misérablement contre mes côtes, inlassablement, un violent mal de crâne m’envahit, je suis tout à fait vierge de cette expérience que nul ne voudrait éprouver, j’ai peur, je ne suis pas tranquille, je crains de ne pas faire face, je ne dois pas céder à la panique… Dans quoi je m’embarque encore ?

Je vais voir Julien.

Étonnamment, l’homme qui m’ouvre la porte se veut rassurant, je vide mes poches, je range mon sac dans un casier et je passe un portique ; bien sûr, je bipe… je quitte mes chaussures, je n’ai même pas de jambe, je perds l’équilibre. Je récupère mes boots et m’engage dans un couloir sordide. J’attends que l’on m’ouvre. Ici, le temps semble distordu, distendu… Je m’engage enfin dans une pièce colorée dénuée de toute forme de goût. C’est juste moche : le préposé à la déco est juste lamentable.
Trois chaises se présentent devant moi, deux d’entre elles sont déjà occupées, celle du centre est disponible, trois chaises vides y font face, derrière un mur en plexiglas parfaitement hermétique au son, bouché aux extrémités par du polystyrène expansé. A ma droite la dame au jean impeccable, à ma gauche la jeune maman et ses deux petites qui déjà s’ennuient… Elle me souffle seulement « regardez sur le côté s’il n’y a pas un petit trou, vous pourrez toucher le bout de son doigt »

Julien et 2 hommes arrivent.
Je ne vois que lui.
Je suis chamboulée.

Émue, secouée de voir Julien le regard illuminé, aussi radieux qu’il porte néanmoins péniblement son fardeau ; nous sommes tellement heureux de nous voir. Le temps s’arrête. Nos yeux s’embuent… je veille à me reprendre immédiatement, je ne peux laisser aucune place à ma vulnérabilité, je me dois d’être une personne ressource… Nos regards entendus trahissent  un « merde quoi ! Drôle d’épreuve que celle de se retrouver ici !  »
Je crève de le prendre dans mes bras, je pose mes mains sur le plexi, lui aussi…
Je ne comprends rien à ce qu’il me dit. Je n’entends rien. Je tente de lire sur ses lèvres, je plisse fort mes yeux, encore plus fort même, pour concentrer tous mes sens en une seule direction, la sienne, caressant l’espoir de mieux l’entendre. En vain. « Un micro aperçu de mon enfer » traduis-je sur sa bouche.

Les deux enfants s’amusent à côté…

Quand je lui parle à mon tour, il dévore mes mots du regard, il m’ébranle profondément, comme s’il ne voulait pas louper la moindre syllabe qui vient de « dehors », comme si chaque parole était un précieux, comme si le moindre souffle le remplissait, le nourrissait, le consolait, le ressourçait et tel un homme affamé à qui tu proposes un vieux bout de pain sec, il ne laisse aucune miette.

Je suis retournée.

Il me raconte la violence psychologique au quotidien, et si ce n’est pas de la torture, ça lui ressemble :
Le bruit incessant, le jour comme la nuit, les hurlements, les claquements de portes, l’obligation de vivre en communauté à trois en un lieu plus qu’exigu, délabré, indécent, un trou juste dégoûtant. Des fuites sanitaires dans cette sorte de cul-de-basse-fosse viennent jusqu’à lécher ses pieds. Mais avec trois douches par semaine…
La covid s’est installée en ces lieux, on se demande comment. Julien s’oppose à passer un test PCR, il refuse une visite médicale dans ces conditions d’hygiène… qu’à cela ne tienne, c’est la sentence, l’isolement, avec le strict minimum. Mais pas pour longtemps ; les places sont chères et un autre prend rapidement sa place. Quel privilège !
Les douches sont juste dégueulasses, écœurantes, à vomir : une fois, de la merde jonchait le sol, des excréments humains se mélangeaient lentement aux eaux stagnantes et personne ne voulait se charger de nettoyer « car on ne sait pas qui les a déposés » !
Appeler désespérément les surveillants pendant la nuit alors qu’un homme s’étouffe dans son dégueulis, mais comme ce n’est pas l’heure pour venir à son aide, il faut attendre le petit matin… la règle, c’est la règle.
Sortir dans la cour ? Pour quoi y faire ? Aucun intérêt ! Autant lire, se former, s’instruire et valider un diplôme.
La télé brise le calvaire de sept heures du matin à tard dans la nuit, ou tôt le matin suivant, alors que Julien aspire au silence pour lire, relire, écrire également…

Oui, il écrit : il pose ses maux avec beaucoup d’habileté, de prévenance.
Il parle de dehors.
L’avant lui manque terriblement, forcément.
Il flirte avec l’après et rêve de liberté.

Ici, il faut trouver sa place, s’imposer et éviter les conflits, se prémunir du viol également… C’est cohabiter avec un homme qui risque vingt ans pour crime, un autre tout à fait glauque qui pourrait prendre cinq ans pour des raisons fort obscures et mystérieuses… Il y a les peines que l’on connaît, et il y a les autres, innommables, dont on se doute… Et tout cela en un même lieu : c’est ça la maison d’arrêt, c’est l’entre deux, le mélange des genres, les condamnés avec les prévenus en attente de jugement. Les dealers de dix-huit ans avec les psychopathes, les criminels…

Vous l’avez bien compris : Julien est détenu en prison depuis un an, pour un délit qu’il n’aurait pas commis. Chaque appel allonge sa peine et personne ne veut l’entendre. Personne ne veut étudier, personne ne veut vérifier. Ne parlons même pas des propos gravement diffamatoires portés à son encontre, sur les réseaux sociaux, au plus grand public.

J’écoute, je décode tant bien que mal. Je lui offre le plus beau de mes sourires (j’ai tellement envie de pleurer).

***

Et chaque fois que je prononce un mot, ce regard qu’il me porte trahit sa vulnérabilité, sa fragilité mais j’observe aussi toute sa douceur et la beauté de son âme. Il me touche intensément… Je le découvre dans un nouvel espace… Accepter est le seul moyen d’adoucir son calvaire, de rendre le cauchemar moins atroce. Je trouve un homme qui se résigne, persuadé qu’il y a une leçon à tirer de tout ce gros bordel, comme par résilience, mais je vois aussi l’enfant qu’il demeure, comme tout un chacun, perdu, esseulé, brisé, exclu, isolé du reste du monde. Ses mains délicates tâtonnent le plexi, à peine, juste la pulpe de ses doigts. Nous n’avons jamais été aussi près l’un de l’autre, dix centimètres au plus, persuadés à tort que nous nous entendons mieux…

Pour « s’évader »,  Julien s’intéresse à mes projets ; il me questionne… mais tous mes projets photo journalistiques sont des sujets lourds et forts… bien sûr ils sont essentiels pour moi, dans ma quête viscérale de témoigner du réel, de bousculer les consciences, de déranger, de remuer… j’aimerais mieux lui parler de choses beaucoup plus légères, des cours de danse par exemple, mais la danse est en suspens ! Et puis, c’est ça aussi ma vie ! Et je refuse de parler de quelque chose qui n’existe pas ou de banalités absurdes.

En secret, je me dis que je ne peux venir qu’une fois, boucler mon récit, finaliser mon article et recouvrer mon petit confort, l’âme en paix… Cela m’est juste impossible… Je me dois d’être là pour lui, à ma mesure. Le temps que ça me prend, la route, peu m’importe !

Sa sortie est programmée pour le 7 août au plus tard avec 18 mois de mise à l’épreuve. Il aura des comptes à rendre, des contraintes à respecter. Il pourrait sortir plus tôt avec les remises de peine et espère fortement d’une commission le 26 avril pour une liberté conditionnelle…

J’entends des bruits venir déranger ce brouhaha lancinant, ce vacarme aliénant, j’observe une détresse mal dissimulée sur le visage de mon pote Julien, le regard doux et délicat, il fait pourtant face, et me fait comprendre que c’est terminé. Il se lève. On pose une dernière fois nos mains contre le plexi, il est fouillé, puis disparaît.

Il ne reste que trois chaises vides d’un côté, un tout petit trou à gauche pour passer le bout d’un doigt, trois chaises vides de l’autre côté. Quarante-cinq minutes se sont écoulées. S’impose alors un silence pesant, criant, bouleversant, choquant, révoltant. Je suis habitée par la peine, la colère, un sentiment violent d’injustice me traverse.

J’avais juste quarante-cinq minutes.
Je monte dans ma voiture.
Je pleure.

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